Gruppen n°6 par Matthieu Gosztola
Revue intéressante qui vise à rapprocher les champs de réflexion, ainsi que les arts, et à faire en sorte que les uns et les autres, dans leurs rythmes et leurs sens propres, s’élucident mutuellement. À cet égard, la façon qu’a Sébastien Miravète de rapprocher Bergson et Kaddouch (pédagogue et musicien) dans « Le philosophe et le pédagogue, Henri Bergson et Robert Kaddouch » témoigne exemplairement de la ligne directrice de la revue, numéro après numéro. « Il est rare », résume Miravète à propos de ces deux penseurs, « que deux pensées aboutissent à des conclusions semblables sur des points qui leur sont essentiels. Il est encore plus étonnant que cela se produise quand chaque pensée ignore complètement le contenu de l’autre, et élabore sa conception dans une situation professionnelle, historique et intellectuelle absolument distincte ».
À ce constat concernant la revue dans son ensemble, il faut ajouter celui-ci : est présente comme invisible charpente, année après année, la volonté d’éclairer certaines notions. L’éthique par exemple : « […] une activité est éthique lorsqu’il existe une correspondance ou une corrélation entre connaissance et action, ceci par l’intermédiaire de l’autre, défini comme non individuel. De plus, cette corrélation ou correspondance doit être authentique, c’est-à-dire en relation avec ce que l’on vit, ce que l’on veut ou désire réellement faire » (Bartolomé Ferrando, « Quelques réflexions sur l’art-action », traduit de l’espagnol par Odile Cassède). Le hasard : c’est, selon Hans Arp, « une partie restreinte d’un ordre inaccessible, à la marge du causal. Le hasard est un événement situé à la marge de la raison. Le hasard est en relation avec l’inconnu » (Id.). Ou encore l’art total : « [l]’Art total est la réponse de la classe ouvrière au projet de révolution totale qu’elle porte » (Gabriel Condé, « Proletkult. Dépasser l’avant-garde » ; cette défnition, fausse historiquement, n’en reste pas moins stimulante pour l’esprit).
Ce qui rend cette revue précieuse, c’est sa volonté de se situer toujours du côté d’une érudition qui soit éclairante, c’est-à-dire propre à défigurer, par ses éclairs, la nuit commune. Ainsi, Rosa Piro, dans « Pour une cartographie de l’âme : la physiognomonie dans une traduction italienne médiéval », nous rappelle combien le visage a de tout temps été considéré comme « l’image de l’âme », ainsi que l’a proclamé à deux reprises au moins Cicéron (dans De oratore et dans Orator : « l’imago animi vultus est »). En sachant que c’est peut-être Leonardo da Vinci qui, dans Codice Atlantico, a le mieux synthétisé cette conception, en écrivant que « l’œil est la fenêtre de l’âme » (« l’occhio è la finestra dell’anima »), préfigurant (par exemple) Fechner et son étrange mais savoureuse Anatomie comparée des anges.
Si le visage est la porte ouverte sur l’âme, ce qui permet d’envisager le grain de celle-ci le plus certainement, c’est bien la musique. Aussi, de ce numéro de Gruppen, l’on retiendra surtout toute la partie consacrée à la musique. Grâce à Ilan Kaddouch, la musique du compositeur Fausto Romitelli nous parvient avec plus de clarté. Cette recherche d’une « nouvelle efficacité perceptive » (puisque notre époque n’a pas « inventé de nouveaux systèmes ») devient tangible par les mots du critique. Cette façon en l’occurence de placer « le corps au centre de l’expérience musicale ». Par conséquent, ce compositeur peut être rapproché de Michaël Lévinas qui rappelle son intérêt pour l’ « au-delà du son et de sa matérialité », dans un entretien éclairant non seulement sur la façon qu’il a eue de nourrir de l’intérieur l’école spectrale mais également sur l’ensemble de son travail : « J’étais en quête du merveilleux, de l’éblouissement, et de l’ébranlement sonore. Pour moi cela impliquait de ne pas tout ramener à une cellule génératrice initiale que constituerait le timbre. J’ai beaucoup travaillé à l’époque sur le souffle, la vibration par sympathie, et la chimère sonore qu’induit la synthèse de croisements opérés entre l’instrument et la voix ».
Les dessins presque politiques de Dan Perjovschi et « Le [polysémique] babil du bébé froid » de Laurent Jarfer apportent l’ouverture indispensable au poétique, par-delà le théorique. Et le texte de Charles Pennequin : « Putain de lecteur », qui constitue l’offensif prologue de ce numéro de la revue (le plaçant ouvertement dans la lignée des Fleurs du Mal et surtout des Chants de Maldoror), doit être fortement rapproché du dernier livre de cet auteur, vraie claque pour le lecteur. Qui fait l’ébranlement sonore de tout l’être, l’âme réduite à un petit esquif de papier mâché, voguant pour où.